“Quand ça commence à nous péter à la gueule, les lesbiennes sont là”

Milena Marković et Dragana Todorović.
Milena Marković (à gauche) et Dragana Todorović.

Depuis 2013, l’AJL œuvre à un meilleur traitement médiatique des questions LGBTI. En tant que journalistes, il nous semble aujourd’hui utile d’aller plus loin en produisant des contenus afin de donner une plus grande visibilité à ces sujets.

Dans les Balkans, et tout particulièrement en Serbie, les lesbiennes font encore aujourd’hui l’objet de discriminations systémiques. Alors qu’elles ont historiquement été à l’avant-garde des luttes pour la paix, les droits des femmes et des minorités, elles font face à la lesbophobie quotidienne. La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 ne fait pas exception. Milena Marković, soignante dans un centre dédié à la lutte contre la maladie, et Dragana Todorović, co-directrice exécutive pour le développement de l’Eurocentralasian Lesbian* Community (EL*C), reviennent avec nous sur la situation des lesbiennes dans leur pays et dans la région, et abordent les difficultés auxquelles elles font face au cœur de cette pandémie..

Le 26 avril est la journée internationale de la visibilité lesbienne. Quelle est la situation pour les lesbiennes en Serbie et dans les Balkans ?

Dragana Todorović : Aujourd’hui, c’est encore très compliqué pour les lesbiennes et, plus largement, les personnes LGBTI en Serbie et dans les Balkans. La lesbophobie y est très forte. En moyenne, plus de 70 % de la population pense qu’être homosexuel·le est une maladie. Chaque seconde ou presque, dans les Balkans, une lesbienne est victime de violences psychologiques ou physiques. A travers la région, les lesbiennes n’ont pas accès à la procréation médicalement assistée. Et pourtant, depuis les années 1990, les lesbiennes ont été à l’avant-garde des mouvements pour les droits des femmes et des mouvements pour la paix. Une de ces premières organisations, LABRIS, a été fondée à Belgrade et est encore active aujourd’hui. Mais c’est l’exception qui confirme la règle : dans les autres pays, les organisations lesbiennes ont peu de pouvoir. Nombre d’entre elles ont dû fermer en raison d’un manque de financement. Aujourd’hui, la question des droits et des intérêts des lesbiennes est très peu visible et dans nos sociétés, même au sein des mouvements pour les droits des femmes et des LGBTI.

En Serbie, la situation est paradoxale, puisque nous avons une première ministre lesbienne [Ana Brnabić]. Mais elle appartient à un parti de droite [le Parti progressiste serbe] qui ne fait pas campagne sur les droits humains, les droits des LGBTI ou les droits des femmes. On peut cependant imaginer, espérer, qu’avoir une lesbienne à la tête du gouvernement changera positivement les attitudes des soutiens conservateurs de ce parti. Milena a été en contact personnellement avec la première ministre, peut-être qu’elle en parlera mieux que moi.

Milena Marković : Je ne vois pas la situation comme Dragana, parce que je ne travaille pas en tant qu’activiste, sûrement. Je n’ai pas de problème en Serbie à être lesbienne… A part avec mes parents ! (rires) Je comprends que pour d’autres personnes en revanche, cela soit compliqué.

Et oui, j’ai rencontré la première ministre parce que je lui ai écrit il y a cinq ou six mois pour qu’elle m’aide à créer une organisation pour les familles homoparentales, parce que nous en avons beaucoup qui nous ont contactées pour nous demander de l’aide. Je suis la seule personne à qui elle ait répondu sur le sujet des droits des personnes LGBTI.

DT : Oui ! Beaucoup d’organisations LGBTI lui ont écrit ces dernières années, mais la elle n’a répondu qu’à Milena. Elles ont échangé plusieurs emails…

MM : Et un jour elle m’a invité à la rencontrer. J’y ai été, je n’étais pas du tout préparée… Nous avons eu une conversation intéressante, je l’ai appréciée. Elle était très ouverte et prête à parler de la situation dans le pays pour les organisations LGBTI.

DT : Elle a été très ouverte et prête à prendre l’initiative sur plusieurs projets. Mais ces rendez-vous ont eu lieu récemment [début 2020], donc nous verrons si cela prend forme. J’ai beaucoup de critiques à formuler à son encontre mais je voudrais néanmoins qu’elle reste en poste. Son parti a une grande majorité, personne ne peut le détrôner. Je préfère que ce soit elle plutôt que n’importe quel autre homme.

Je pense que le fait qu’elle soit à la tête du gouvernement nous offre une opportunité. Mais je n’aime pas comment elle réagit face aux critiques des organisations LGBTI. Elle devrait être capable d’accepter la critique publique. Et à part participer aux défilés de la Pride (une première pour un·e chef·fe de gouvernement) et soutenir la candidature de Belgrade pour l’organisation de l’Europride en 2022, elle n’a pour l’instant rien fait.

Justement, la situation étant celle que vous décrivez, Dragana, vous luttez depuis plusieurs années pour les droits des lesbiennes et des personnes LGBTI dans votre pays et dans le reste de la région. Quel est l’impact de la pandémie de Covid-19 sur vos activités ?

DT : Avec ERA [LGBTI Equal Rights Association for Western Balkans and Turkey, au sein de laquelle Dragana est encore active], depuis 2015, nous essayons d’atteindre les personnes les plus isolées. Depuis le début de la crise sanitaire, nous avons réalisé à quel point cette situation a rendu difficile la vie des plus âgées, notamment des lesbiennes de plus de 65 ans. En Serbie, les personnes de cet âge ne peuvent plus du tout sortir. C’est très dur pour elles, et surtout pour les lesbiennes : l’écrasante majorité de celles avec qui nous sommes en contact, n’ont pas de famille, pas d’enfants, et ne sont pas mariées, bien entendu [l’union civile et le mariage entre personnes du même sexe ne sont pas autorisées en Serbie].

Je parlais avec l’une d’entre elle récemment : ses amis sont morts, elle se retrouve complètement isolée. Certes, le gouvernement serbe a mis en place un système de volontariat pour aider ces personnes, avec des bénévoles qui peuvent aller faire des courses pour elles. Mais elle ne se sent pas à l’aise avec ce système, parce qu’elle craint la lesbophobie, qui est très présente dans notre société. Une autre m’a racontée qu’elle ne pouvait plus toucher sa retraite, parce qu’il faut que ce soit elle ou un membre de sa famille qui aille la collecter, et qu’elle non plus n’avait pas de famille.

Les lesbiennes âgées ne sont pas les seules touchées : nous avons reçu des témoignages de lesbiennes plus jeunes par le biais de Locked-down Lesbians Listening [une plateforme virtuelle quotidienne mise en place par l’Eurocentralasian Lesbian Community]. Certaines perdent leur travail, car beaucoup étaient employées dans le secteur tertiaire (bars, restaurants…). Elles ne peuvent plus payer leur loyer et doivent parfois rentrer dans leurs familles, souvent lesbophobes. C’est une situation dangereuse pour elles car elles sont susceptibles d’y subir des violences. Nous sommes en contact avec plus d’une cinquantaine de lesbiennes dans ces situations à travers les Balkans, mais elles sont sûrement plus nombreuses. Qui sait combien de lesbiennes n’osent pas nous contacter ? Certaines ne nous appellent que quand il est vraiment question de vie ou de mort.

En plus de ces difficultés, les lesbiennes dans les Balkans sont aussi pour certaines en première ligne pour lutter contre la pandémie, comme vous, Milena. Vous êtes infirmière en hôpital psychiatrique, hors pandémie, et travaillez dans un centre dédié aux malades du Covid-19 depuis le début de la crise. Qu’est-ce que ça signifie, pour vous, d’être une infirmière lesbienne dans ce contexte ?

MM : Je suis loin d’être la seule lesbienne dans ce cas ! Mais les autres ne sont pas out. Je ne pense pas être spéciale, je fais juste mon travail. Mais c’est vrai que cette pandémie force les gens à être plus ouvert·e·s à la diversité, plus tolérants, et notamment aux différentes orientations sexuelles. Chaque jour, je dois faire un coming out parce que tou·te·s mes collègues parlent de leurs enfants, et je parle de ma famille aussi. C’est une situation complètement différente, mais iels l’acceptent. Des fois je leur demande aussi s’iels comprennent, maintenant, ce que c’est d’être bloqué·e chez soi, comme certaines personnes LGBTI le sont en temps normal. Iels me disent qu’iels sont désolé·e·s et comprennent mieux. Iels n’avaient aucun moyen de savoir auparavant ce que c’est, de ne pas pouvoir aller où on veut, de ne pas pouvoir être soi-même.

Un des angles morts des médias en Europe de l’Ouest, et j’imagine aussi dans les Balkans, est l’impact du Covid-19 sur la vie des familles homoparentales, et notamment des familles des lesbiennes. Pouvez-vous nous dire comment la pandémie a joué dans votre organisation familiale, avec Milena ?

DT : Avant la pandémie, Milena était celle qui s’occupait le plus des enfants. Je travaille dans une ville différente, et j’ai deux boulots, je voyage souvent, je suis donc souvent absente. Depuis que Milena s’est portée volontaire pour travailler dans le centre Covid-19 nouvellement créé, elle a déménagé dans mon ancien appartement pour ne pas nous mettre, les enfants et moi, en danger. Ils ne vont plus à l’école, donc ils suivent des cours en ligne. Je suis tout le temps avec eux, c’est exactement l’inverse de la situation en temps normal. C’est plutôt positif, de mon point de vue. Je passe plus de temps à me lier à eux.

Pendant ce temps-là, Milena, vous soignez les malades. Pouvez-vous nous parler de votre quotidien ?

MM : Je suis épuisée. Il n’y a pas beaucoup d’infirmier·ère·s qui se sont porté·e·s volontaires pour travailler à nos côtés, nombre d’entre iels sont en congé maladie. Nous ne sommes que 30 en soins intensifs. C’est très dur d’y travailler parce que nous ne sommes pas assez nombreux·ses pour être remplacé·e·s. Je ne crains pas pour ma santé, mais je ne sais pas combien de temps tout ça peut durer.

DT : Il faut savoir qu’en temps normal, il y a plus de 3 000 infirmier·ère·s à l’hôpital. Seul·e·s 30 sont volontaires, et Milena est loin d’être la seule lesbienne. La conclusion que j’en tire ? Quand ça commence à nous péter à la gueule, les lesbiennes sont là. C’est représentatif de leur rôle dans l’histoire. Elles se battent mais n’obtiennent pas la reconnaissance et la visibilité qu’elles méritent. A la télé, tous ceux qui parlent sont des hommes : des médecins, des politiques. Mais si on va voir qui se bat réellement aux côtés des patients, ce sont des femmes, et souvent, ce sont des lesbiennes. Je pense que c’est important de le dire.

Est-ce que, selon vous, c’est le seul angle mort de la couverture médiatique nationale et régionale de cette pandémie ?

DT : C’est dur à dire. Personnellement, je trouve que les médias sont très contrôlés. A la télé, ils disent que la crise est sous contrôle, que le gouvernement gère bien la situation, voire que la Serbie a la meilleure gestion de crise au niveau européen. Les journalistes citoyen·ne·s, elleux, témoignent des problèmes sur le terrain. Aujourd’hui ça va mieux, mais il y a deux semaines, dans certains hôpitaux, le personnel avait un seul masque pour douze heures d’affilées de travail. Une journaliste [Ana Lalić] s’est même fait arrêter et emprisonner pour avoir publié un article avec des témoignages de docteur·e·s et d’infirmier·ère·s. L’hôpital où travaille Milena a fait passer une note aux soignant·e·s qui leur demandait de ne pas parler aux journalistes, sous peine d’être licencié·e·s.

La crise du Covid-19 a démontré que nous vivons encore dans une toute jeune démocratie aux institutions fragiles et instables. Elle a aussi révélé des tendances autoritaires, surtout dans la région et en Serbie, notamment en ce qui concerne les médias. Ici, les politiques utilisent la situation comme une excuse pour censurer les médias et jeter des journalistes en prison. Cela n’arrivait pas jusqu’à récemment. Je suis inquiète à l’idée que le gouvernement profite de l’état d’urgence qui a été instauré pour enfreindre les droits humains. Une fois que cela commence, impossible de faire marche arrière.

MM : Personnellement, je ne pense pas qu’on puisse parler de liberté de la presse comme en temps normal. Dans mon travail, il n’y a pas de place pour le politique, pas de place pour la presse, il n’y a de place pour rien si ce n’est s’occuper des gens et les soigner du mieux qu’on peut. C’est très différent de ce qu’on imagine : ici, on parle de sauver la vie de quelqu’un. Sur le moment, on n’a le temps de penser à rien d’autre.

Les élections législatives et municipales en Serbie devaient avoir lieu aujourd’hui, mais elles ont été reportées en raison de la situation. Selon vous, quel impact ce report pourrait-il avoir sur les scores des partis de droite et d’extrême droite ? Y a-t-il un risque que la situation pour les personnes LGBTI en Serbie empire ?

DT : Je pense que le parti au gouvernement remportera à nouveau les élections, la crise n’a pas du tout affecté leur popularité. Ils ont même probablement gagné quelques points, puisqu’ils contrôlent les médias et l’information. Je m’attends à ce qu’ils remportent 60 % ou plus des voix. Je ne sais pas du tout comment cela jouera sur la situation pour les personnes LGBTI. Nous verrons, c’est très difficile de prédire quoi que ce soit dans une telle situation. Quand ils ont arrêté cette journaliste, j’étais très choquée, je pensais que ces affaires étaient loin derrière nous. Mais en fait, tout peut changer d’un jour à l’autre. Les droits humains acquis peuvent être balayés en un instant, et on risque de revenir en arrière. C’est ce qu’il se passe pour la liberté de la presse en ce moment, il est possible que cela arrive aussi pour les droits des personnes LGBTI et des femmes. La Serbie s’est récemment rapprochée de pays comme la Chine et la Russie, ce qui m’inquiète beaucoup. Il faut attendre et voir ce qu’il se passe. Mais toujours rester attentives, observer ce qu’il se passe, et être prêtes.

Propos recueillis par Marion Lefèvre