« J’ai beaucoup moins peur depuis que je suis ouvertement lesbienne » 

Depuis 2013, l’AJL œuvre à un meilleur traitement médiatique des questions LGBTI. En tant que journalistes, il nous semble aujourd’hui utile d’aller plus loin en produisant des contenus afin de donner une plus grande visibilité à ces sujets.

Dans le cadre d’un press tour organisé par la Fédération Internationale pour les Droits Humains (FIDH), nous avons pu rencontrer deux journalistes russes. Couvrant la violence et la discrimination dans son pays, Elena Dogadina a lancé un blog en 2017. Ouvertement lesbienne, elle écrit également sur son orientation et sur les sujets LGBTI. Journaliste, formateur et défenseur des droits humains, Temur Kobalia est le fondateur de NCO TV Russia et du Conseil des droits de l’Homme Volgograd. 

Quelles sont les conditions de travail des journalistes en Russie ?

ED : Pour faire simple, en Russie, les médias sont divisés en deux catégories : ceux appartenant à l’État et les médias indépendants. Travaillant pour la seconde catégorie, j’ai une plus grande liberté pour traiter les sujets que je souhaite, ceux concernant les problématiques LGBT notamment. Cependant, ces médias ont beaucoup moins d’impact. Par exemple, mes parents qui vivent dans un petit village ne sont pas touchés…

TK : Il y existe de nombreuses lois qui limitent les libertés de la presse. La loi interdisant la propagande LGBT a, par exemple, un impact direct sur le traitement de ces sujets. Il y a également une loi qui impose aux collaborateurs d’ONG recevant un financement de l’étranger de s’enregistrer en tant qu’agents étrangers et une autre qui oblige tout blogueur ayant plus de 3000 lecteurs quotidiens à enregistrer ses informations personnelles auprès du gouvernement…  Cependant, cela ne veut pas dire qu’on nous dicte ce que l’on doit écrire ! Par exemple, en rentrant, j’écrirai sur les rencontres qui se déroulent actuellement en France et ces articles seront lu par, en moyenne, 4500 personnes.

ED : On ne peut pas faire la moindre concession. Sinon, ils nous en imposeront d’autres et nous deviendrons des médias officiels du Kremlin ! 

Vous avez peur pour votre sécurité ?

ED : J’ai le privilège d’appartenir à la classe moyenne. Ma conjointe est propriétaire de son appartement et nous vivons dans un quartier où je n’ai jamais fait l’expérience de l’homophobie. Donc, non, je n’ai pas peur pour ma propre sécurité. En revanche, je crains pour celle de mes proches : pour ma femme, qui n’est pas out publiquement et pour ma petite soeur qui pourrait être victime de harcèlement (un problème qui n’est pas du tout pris en compte par les institutions russes) ou de discriminations…

TK : J’ai déjà été arrêté, perquisitionné, on m’a déjà retiré mon passeport et mon organisation a dû payer une amende équivalente à 15 000 euros. Une de mes collègues fait l’objet d’une enquête… Mais cela ne nous empêche pas de continuer à faire notre travail.

ED : . On ne sait pas quand, on ne sait pas lequel de nos articles en sera le prétexte mais on sait qu’on risque d’être arrêté… On apprend à vivre avec : on ne peut pas avoir peur 7j/7, 24h/24. Personnellement, j’ai beaucoup moins peur depuis que je suis ouvertement lesbienne : le levier de pression du outing n’existe plus et je n’ai plus peur de ne pas être acceptée pour ce que je suis…

Comment traiter les sujets LGBTI ?

ED : Je suis journaliste. Je suis lesbienne. Pour autant, je ne suis pas spécialisée dans ces sujets : j’en parle si le ou la protagoniste de mon article y est lié.e. Même s’il est primordial de parler des persécutions afin d’éveiller les consciences, je pense qu’il est également très important d’écrire sur d’autres aspects, plus positifs pour la communauté, comme par exemple des événements LGBT friendly. Il faut écrire sur tous les aspects de la vie LGBT, interviewer un maximum de personnes concernées pour avoir une meilleure représentation, une meilleure visibilité. Cela peut encourager plus de personnes à faire leur coming out.

TK : Nous avons beaucoup de mal à trouver des témoins. Parce qu’ils ont peur ou parce qu’ils veulent être payés, beaucoup ne veulent pas venir dans des émissions militantes. Je regrette ce manque d’implication de la part des personnes concernées qui se rendent ainsi complices des agissements du gouvernement alors qu’elles devraient se dresser contre !

ED : Ce sont bien des paroles d’homme hétéro ! On ne peut pas reprocher à des personnes d’avoir peur des représailles !

TK : Je ne parlais pas des personnes qui ont peur mais, par exemple, des youtubeurs qui en parlent ouvertement mais qui ne veulent pas venir parce qu’ils veulent être payés.

Quelle vision avez vous du traitement de ces questions par les médias étrangers ?

ED : Tout d’abord, je dois dire que j’ai été très surprise du peu de représentations des personnes LGBT dans les médias français alors que votre société est censée être plus tolérante ! Pour répondre à votre question, je dirais que, même si il n’a malheureusement que très peu d’impact (une partie encore très grande de la population russe ne parle pas anglais et n’a pas accès à Internet), le traitement médiatique des problématiques LGBT en Russie par les médias étrangers est important. D’une part, il apporte un soutien aux personnes qui se sentent ainsi moins isolées et, d’autre part, il rappelle aux autorités russes, qui ont tendances à l’oublier, qu’elles appartiennent à une communauté internationale. Les médias étrangers se focalisent bien souvent sur des affaires retentissantes et obligent ainsi les autorités à réagir. C’est très bien. Mais, il faudrait qu’ils sortent aussi un peu de ces cas pour aller à la rencontre d’autres personnes, d’autres aspects qui sont aussi très intéressants. En gros, qu’ils traitent les sujets LGBT russes comme ils traitent ces sujets dans leur pays. 

[Un grand merci à Elnara Mevolhon, interprète, sans qui cette interview n’aurait pu avoir lieu.]

Propos recueillis par Dimitri Jean et Sébastien Sass pour l’AJL.