Couverture médiatique des violences policières : à l’aide !

Gilles-William Goldnadel, sur CNews, le 3 juin.

Depuis 2013, l’AJL œuvre à un meilleur traitement médiatique des questions LGBTQI+. En tant que journalistes, il nous semble aujourd’hui utile d’aller plus loin en produisant des contenus afin de donner une plus grande visibilité à ces sujets.

L’Amérique du Nord et l’Europe sont secouées par des manifestations contre les violences policières à la suite du meurtre, le 25 mai, de George Floyd, un Afro-Américain tué par un policier blanc à Minneapolis. La situation s’aggrave aux États-Unis, où des gouverneurs, démocrates comme républicains, intensifient la répression en en appelant à la garde nationale militaire, avec le soutien de Donald Trump. 

Arno Pedram, membre de l’AJL, est journaliste au Bondy Blog entre New York et Paris. Il a suivi la couverture faite par les médias nord-américains et français des manifestations et des violences policières. Voilà quelques raccourcis et erreurs journalistiques qu’il a retrouvés.

Des experts douteux à la télé

Comme pendant les débats sur la PMA et l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe, les plateaux télés consacrées aux violences policières sont des festivals d’experts aux qualifications douteuses. 

Le lendemain de la manifestation du comité Adama, le 3 juin, CNews a invité Gilles-William Goldnadel, un avocat sans expertise particulière sur les questions de violence policières, qui a deux reprises parle de “Black Matter,” sûrement en référence à Black Lives Matter. Personne sur le plateau n’a l’air de relever. 

CNews s’est aussi particulièrement illustré par l’invitation de Véronique Genest, interprète de Julie Lescaut, pour discuter de violences policières. Il serait bon de leur rappeler que Lescaut est un personnage de fiction et que Véronique Genest est en réalité une comédienne. Elle s’était de plus illustrée en 2012 en déclarant “je suis islamophobe” sur un plateau de télévision…

Où sont les associations d’aide légale pour les familles victimes de violences policières ? Où sont les associations qui travaillent dans les quartiers particulièrement touchés par ces violences ? Où sont les familles de victimes tuées par des policiers condamnés pour ces actes ? Où sont les jeunes qui manifestent ? 

Collage du slogan "Qui nous protège de la police".
A Paris, le 3 juin (photo Arno Pedram)

Trop peu de personnes concernées derrière et devant les caméras

Comme aux Etats-Unis, les reportages en France manquent cruellement de personnes concernées. En France, il manque les jeunes de banlieues, des personnes noires, maghrébines, racisées parlant de leur expérience. Leur présence dans les reportages est souvent parcellaire, ou restreinte à des scènes d’altercation avec la police, dans C à vous par exemple. Ces représentations les murent dans des représentations binaires : invisibles et fantasmées ou toujours associées à la violence. De plus, l’on n’entend pas assez les femmes racisées — qui étaient pourtant présentes en grand nombre au rassemblement du comité Adama. De manière générale, les voix des personnes concernées et qui travaillent sur les questions des violences policières sont exclues en faveur d’experts douteux ou de sources policières (GIGN, syndicats). Les dés sont pipés.

Nous assistons aussi trop souvent à des plateaux composés exclusivement de blanc·he·s. Il paraît déplorable de ne jamais avoir des personnes racisées parler de leur propre expérience. Ce sont elles qui sont concernées par les contrôles policiers abusifs, violence et meurtres en France comme aux Etats-Unis. Nous devons les entendre si nous voulons espérer les comprendre.

Il faut relever que BFM-TV a fait le rare effort d’inviter Assa Traoré et d’autres personnes racisées. Cependant, cela coexiste avec la croyance de certains de leur journalistes que deux personnes racisées sur le plateau feraient “doublon”. Nous rappelons que les racisations sont diverses et qu’un·e membre d’un groupe social racial ne fait pas office de représentant·e de tous·tes les racisé·e·s ou même de son “groupe” présumé. Les gens (même racisés !) ont des expériences et opinions diverses. Il est tragique de devoir rappeler ça en 2020.

C à vous a aussi fait l’effort d’inviter un avocat racisé qui travaille sur la question du délit de faciès. Comme aux Etats-Unis, où les invitations de personnes racisées expertes sont rares, le souci reste que ces personnes ne sont pas de la même génération que les manifestant·e·s. Cela n’empêche pas qu’ils et elles puissent comprendre cette génération, mais l’on remarquera encore que les personnes concernées ne parlent toujours pas d’elles-même sur les plateaux. Il faut s’efforcer de saisir les différents groupes prenant part à ces manifestations, et ces groupes sont en majorités racisés certes mais aussi jeunes. 

Il paraît tout de même paradoxal que dans le traitement médiatique de ces manifestations, les propres revendications de ces mouvements se perdent en route. Par exemple aux Etats-Unis, bien qu’une des principales demandes des manifestant·es soit le désinvestissement des forces de l’ordre, qui sont dotées de budgets colossaux, extrêmement peu de médias s’efforcent de discuter de cette proposition.

Un photojournalisme monochrome

Le problème de l’exclusion des personnes racisées se retrouve aussi dans l’écosystème du photojournalisme. L’immense majorité des photojournalistes professionnel·le·s (indépendant·e·s, en agence ou en collectif) sont blanc·he·s. Les photographies qui sont publiées dans la presse écrite correspondent donc à un regard de blanc·he sur des corps noirs, avec un fort risque d’exotisation. Cela pose la question de l’exclusion des photographes noir·e·s des rédactions françaises.

Aux Etats-Unis, le débat commence un peu à émerger. Philip Montgomery, célèbre photographe Mexicain-Américain du New York Times, a proposé une solution simple aux responsables des services photos : “Engagez des photographes noir·e·s. Engagez des personnes racisées. Engagez des femmes. Engagez les personnes qu’il faut pour ce travail.” En France on est en encore très loin.

“Les médias français sont majoritairement blancs et passent majoritairement commande à des photographes – généralement des hommes – blancs”, s’est également indigné Vasantha Yogananthan, photographe français de descendance franco-sri-lankaise

Raccourcis made in France et stéréotypes français sur la race aux Etats-Unis

La spécificité française de la couverture de la mort d’Adama Traoré et de celle de George Floyd dans les mains de la police, ce sont les stéréotypes français sans cesse ressassés sur les questions de race aux Etats-Unis. Le sujet est souvent l’occasion de clamer sans explication que les Etats-Unis sont un pays communautariste, et que leurs problèmes viennent de là. Ou alors, que c’est un pays obsédé par la race, pas comme nous, universalistes français. Beaucoup de médias abordent la question des violences policières d’abord en se demandant s’il est bon d’“importer” une soi-disant problématique américaine en France. 

La même attitude se retrouve au Canada. A la différence de la France, la CBC a invité Desmond Cole, un journaliste noir qui travaille sur les questions de violences policières, et présent dans la manifestation de Toronto (et donc plus qu’apte à parler du sujet). Pendant son interview, Cole a critiqué l’attitude des journalistes canadiens plus intéressés par la violence policière aux Etats-Unis que dans leur propre pays, et qui ne voient la réalité canadienne qu’en reflet des Etats-Unis. La France, comme le Canada, a ses propres problèmes de violences policières, et une réflexion légitime sur l’influence de l’actualité étatsunienne sur l’actualité française ne devrait pas servir d’opération de décrédibilisation des victimes françaises du racisme et des violences policières. Cela est pourtant le cas à chaque fois que les journalistes se perdent dans une discussion des “imports” américains en ne laissant aucune place aux français-es victimes de racisme.

Manque de rigueur sur la qualification des violences

Aux Etats-Unis comme en France, les médias ont du mal à qualifier les violences policières (nassage, utilisation massive de gaz lacrymogène, usage du LBD, etc.) en manifestation, et sont obsédés par les dégradations matérielles des manifestant·e·s au lieu des raisons pour lesquelles les gens manifestent. C’est un point qui revient souvent, notamment pendant le mouvement des “gilets jaunes” en France. Aux Etats-Unis, alors que des Etats lancent des militaires sur les manifestant·e·s et que les retours de manifestant·e·s et journalistes blessé·e·s, qui se font tirer dessus, etc. s’accumulent, le New York Times titrait “Le chaos s’étend, et Trump promet d’‘en finir immédiatement’. Le titre a été fortement critiqué car il ne qualifiait pas assez la violence des forces de l’ordre, décrivant vaguement à la fois les manifestant·e·s, la police et les militaires comme un “chaos”. Le titre a depuis été changé en “Trump menace d’envoyer l’armée dans les Etats”.

Simplifier et ignorer les violences des forces policières est un manque de rigueur pour une profession qui doit s’atteler à décrire toute la réalité. Il ne faut pas nier les dégradations matérielles, mais combien de reportages s’accompagnent d’une vraie discussion des comportements provocateurs policiers ? De la violence des tirs de LBD ? Du lancer de gaz lacrymo ? Des nasses ? 

Des exemples à suivre

Malgré tout, il faut relever que des journalistes et médias font un travail plus sérieux. On relèvera particulièrement les vidéos de Loopsider et de StreetPress sur le rassemblement du comité Adama, deux des rares reportages qui s’attellent à raconter l’expérience du racisme en France en donnant pleine voix aux personnes concernées. C’est aussi un des rares reportages qui rapporte la voix des manifestant·e·s. Et si il y a bien quelque chose qui manque aux reportages en ce moment, c’est la voix des concernés. On en veut plus !

Arno Pedram (avec Simon Lambert)